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Idéologie sociale de la bagnole – André Gorz

En 1972, André Gorz, philosophe et journaliste au “Nouvel Observateur”, amorçait son
tournant vers la pensée écologique, dont il reste une figure majeure. A l’occasion du hors-série
que nous consacrons à ce courant d’idées, nous republions l’un de ses plus fameux articles,
implacable déconstruction de “l’automobilisme”


Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villas sur la côte :
des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans
leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. A la différence de l’aspirateur, de l’appareil
de TSF ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d’usage quand tout le monde en
dispose, la bagnole, comme la villa sur la côte, n’a d’intérêt et d’avantages que dans la mesure
où la masse n’en dispose pas. C’est que, par sa conception comme par sa destination originelle,
la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas : si tout le
monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule,
frustre et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux.
La chose est assez communément admise, s’agissant des villas sur la côte. Aucun démagogue
n’a encore osé prétendre que démocratiser le droit aux vacances, c’était appliquer le principe :
une villa avec plage privée pour chaque famille française. Chacun comprend que si chacune des
treize ou quatorze millions de familles devait disposer ne serait-ce que de 10 mètres de côte, ilfaudrait 140 000 kilomètres de plages pour que tout le monde soit servi ! En attribuer à chacun
sa portion, c’est découper les plages en bandes si petites – ou serrer les villas si près les unes
contre les autres – que leur valeur d’usage en devient nulle et que disparaît leur avantage par
rapport à un complexe hôtelier. Bref, la démocratisation de l’accès aux plages n’admet qu’une
seule solution : la solution collectiviste. Et cette solution passe obligatoirement par la guerre au
luxe que constituent les plages privées, privilèges qu’une petite minorité s’arroge aux dépens de
tous.
Or, ce qui est parfaitement évident pour les plages, pourquoi n’est-ce pas communément admis
pour les transports ? Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle pas un
espace rare? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cyclistes, usagers
des trams ou bus)? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ?
Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une
bagnole et que c’est à l’« Etat » qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à
son aise, rouler à 150 km/h sur les routes du week-end ou des vacances.
La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y
recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des
autres biens « privatifs », n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial? La réponse doit être
cherchée dans les deux aspects suivants de l’automobilisme.
1) L’automobilisme de masse matérialise un triomphe absolu de l’idéologie bourgeoise au
niveau de la pratique quotidienne : il fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que
chaque individu peut prévaloir et s’avantager aux dépens de tous. L’égoïsme agressif et cruel du
conducteur qui, à chaque minute, assassine symboliquement « les autres », qu’il ne perçoit plus
que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse, cet égoïsme agressif et
compétitif est l’avènement, grâce à l’automobilisme quotidien, d’un comportement
universellement bourgeois (« On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là », me disait un
ami est-allemand, consterné par le spectacle de la circulation parisienne).
2) L’automobile offre l’exemple contradictoire d’un objet de luxe qui a été dévalorisé par sa
propre diffusion. Mais cette dévalorisation pratique n’a pas encore entraîné sa dévalorisation
idéologique : le mythe de l’agrément et de l’avantage de la bagnole persiste alors que les
transports collectifs, s’ils étaient généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. La
persistance de ce mythe s’explique aisément : la généralisation de l’automobilisme individuel a
évincé les transports collectifs, modifié l’urbanisme et l’habitat et transféré sur la bagnole des
fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Il faudra une révolution idéologique («
culturelle ») pour briser ce cercle. Il ne faut évidemment pas l’attendre de la classe dominante
(de droite ou de gauche).
Voyons maintenant ces deux points de plus près.
Quand la voiture a été inventée, elle devait procurer à quelques bourgeois très riches unprivilège tout à fait inédit : celui de rouler beaucoup plus vite que tous les autres. Personne,
jusque-là, n’y avait encore songé : la vitesse des diligences était sensiblement la même, que
vous fussiez riches ou pauvres ; la calèche du seigneur n’allait pas plus vite que la charrette du
paysan, et les trains emmenaient tout le monde à la même vitesse (ils n’adoptèrent des vitesses
différenciées que sous la concurrence de l’automobile et de l’avion). Il n’y avait donc pas,
jusqu’au tournant du dernier siècle, une vitesse de déplacement pour l’élite, une autre pour le
peuple. L’auto allait changer cela : elle étendait, pour la première fois, la différence de classe à la
vitesse et au moyen de transport. […]
Paradoxe de la voiture automobile : en apparence, elle conférait à ses propriétaires une
indépendance illimitée, leur permettant de se déplacer aux heures et sur les itinéraires de leur
choix à une vitesse égale ou supérieure à celle du chemin de fer. Mais, en réalité, cette
autonomie apparente avait pour envers une dépendance radicale : à la différence du cavalier, du
charretier ou du cycliste, l’automobiliste allait dépendre pour son alimentation en énergie,
comme d’ailleurs pour la réparation de la moindre avarie, des marchands et spécialistes de la
carburation, de la lubrification, de l’allumage et de l’échange de pièces standard. A la différence
de tous les propriétaires passés de moyens de locomotion, l’automobiliste allait avoir un rapport
d’usager et de consommateur – et non pas de possesseur et de maître – au véhicule dont,
formellement, il était le propriétaire. Ce véhicule, autrement dit, allait l’obliger à consommer et à
utiliser une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient
lui fournir. L’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale
dépendance.
Les magnats du pétrole perçurent les premiers le parti que l’on pourrait tirer d’une large
diffusion de l’automobile : si le peuple pouvait être amené à rouler en voiture à moteur, on
pourrait lui vendre l’énergie nécessaire à sa propulsion. Pour la première fois dans l’histoire, les
hommes deviendraient tributaires pour leur locomotion d’une source d’énergie marchande. Il y
aurait autant de clients de l’industrie pétrolière que d’automobilistes – et comme il y aurait
autant d’automobilistes que de familles, le peuple tout entier allait devenir client des pétroliers.
La situation dont rêve tout capitaliste allait se réaliser : tous les hommes allaient dépendre pour
leurs besoins quotidiens d’une marchandise dont une seule industrie détiendrait le monopole.
Il ne restait qu’à amener le peuple à rouler en voiture. Le plus souvent, on croit qu’il ne se fit pas
prier : il suffisait, par la fabrication en série et le montage à la chaîne, d’abaisser suffisamment le
prix d’une bagnole ; les gens allaient se précipiter pour l’acheter. Ils se précipitèrent bel et bien,
sans se rendre compte qu’on les menait par le bout du nez. Que leur promettait, en effet,
l’industrie automobile ? Tout bonnement ceci : « Vous aussi, désormais, aurez le privilège de
rouler, comme les seigneurs et bourgeois, plus vite que tout le monde. Dans la société de
l’automobile, le privilège de l’élite est mis à votre portée. »
Les gens se ruèrent sur les bagnoles jusqu’au moment où, les ouvriers y accédant à leur tour,
les automobilistes constatèrent, frustrés, qu’on les avait bien eus. On leur avait promis unprivilège de bourgeois ; ils s’étaient endettés pour y avoir accès et voici qu’ils s’apercevaient que
tout le monde y accédait en même temps. Mais qu’est-ce qu’un privilège si tout le monde y
accède ? C’est un marché de dupes. Pis, c’est chacun contre tous. C’est la paralysie générale par
empoignade générale. Car lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des
bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation urbaine tombe –
à Boston comme à Paris, à Rome ou à Londres – au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et
que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la
vitesse d’un cycliste.
Rien n’y fait : tous les remèdes ont été essayés, ils aboutissent tous, en fin de compte, à
aggraver le mal. Que l’on multiplie les voies radiales et les voies circulaires, les transversales
aériennes, les routes à seize voies et à péages, le résultat est toujours le même : plus il y a de
voies de desserte, plus il y a de voitures qui y affluent et plus est paralysante la congestion de la
circulation urbaine. Tant qu’il y aura des villes, le problème restera sans solution : si large et
rapide que soit une voie de dégagement, la vitesse à laquelle les véhicules la quittent, pour
pénétrer dans la ville, ne peut être plus grande que la vitesse à laquelle ils se diffusent dans le
réseau urbain. Tant que la vitesse moyenne, dans Paris, sera de 10 à 20 km/h, selon les heures,
on ne pourra quitter à plus de 10 ou 20 km/h les périphériques et autoroutes desservant la
capitale. On les quittera même à des vitesses beaucoup plus faibles dès que les accès seront
saturés et ce ralentissement se répercutera à des dizaines de kilomètres en amont s’il y a
saturation de la route d’accès. […] Si la voiture doit prévaloir, il reste une seule solution :
supprimer les villes, c’est-à-dire les étaler sur des centaines de kilomètres, le long de voies
monumentales, de banlieues autoroutières. C’est ce qu’on a fait aux Etats-Unis. Ivan Illich [dans
« Energie et équité », paru en 1973 au Seuil, NDLR] en résume le résultat en ces chiffres
saisissants : « L’Américain type consacre plus de mille cinq cents heures par an (soit trente heures
par semaine, ou encore quatre heures par jour, dimanche compris) à sa voiture : cela comprend les
heures qu’il passe derrière le volant, en marche ou à l’arrêt ; les heures de travail nécessaires pour
la payer et pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et impôts…
A cet Américain, il faut donc mille cinq cents heures pour faire (dans l’année) 10 000 km. Six
kilomètres lui prennent une heure. Dans les pays privés d’industrie des transports, les gens se
déplacent exactement à cette même vitesse en allant à pied, avec l’avantage supplémentaire qu’ils
peuvent aller n’importe où et pas seulement le long des routes asphaltées. » […]
La raison ? Mais nous venons à l’instant de la voir : on a éclaté les agglomérations en
interminables banlieues autoroutières, car c’était le seul moyen d’éviter la congestion véhiculaire
des centres d’habitation. Mais cette solution a un revers évident : les gens, finalement, ne
peuvent circuler à l’aise que parce qu’ils sont loin de tout. Pour faire place à la bagnole, on a
multiplié les distances : on habite loin du lieu de travail, loin de l’école, loin du supermarché – ce
qui va exiger une deuxième voiture pour que la « femme au foyer » puisse faire les courses et
conduire les enfants à l’école. Des sorties ? Il n’en est pas question. Des amis ? Il y a des
voisins… et encore. La voiture, en fin de compte, fait perdre plus de temps qu’elle n’enéconomise et crée plus de distances qu’elle n’en surmonte. Bien sûr, vous pouvez vous rendre à
votre travail en faisant du 100 km/h ; mais c’est parce que vous habitez à 50 km de votre job et
acceptez de perdre une demi-heure pour couvrir les dix derniers kilomètres. Bilan : « Les gens
travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre
au travail » (Ivan Illich).
Vous direz peut-être : « Au moins, de cette façon, on échappe à l’enfer de la ville une fois finie la
journée de travail. » Nous y sommes : voilà bien l’aveu. « La ville » est ressentie comme « l’enfer
», on ne pense qu’à s’en évader ou à aller vivre en province, alors que, pour des générations, la
grande ville, objet d’émerveillements, était le seul endroit où il valût la peine de vivre. Pourquoi
ce revirement ? Pour une seule raison : la bagnole a rendu la grande ville inhabitable. Elle l’a
rendue puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée au point que les gens n’ont plus
envie de sortir le soir. Alors, puisque les bagnoles ont tué la ville, il faut davantage de bagnoles
encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines.
Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les
bagnoles. […]
Juste retour des choses : après avoir tué la ville, la bagnole tue la bagnole. Après avoir promis à
tout le monde qu’on irait plus vite, l’industrie automobile aboutit au résultat rigoureusement
prévisible que tout le monde va plus lentement que le plus lent de tous, à une vitesse
déterminée par les lois simples de la dynamique des fluides. Pis : inventée pour permettre à son
propriétaire d’aller où il veut, à l’heure et à la vitesse de son choix, la bagnole devient, de tous les
véhicules, le plus serf, aléatoire, imprévisible et incommode : vous avez beau choisir une heure
extravagante pour votre départ, vous ne savez jamais quand les bouchons vous permettront
d’arriver. Vous êtes rivé à la route (à l’autoroute) aussi inexorablement que le train à ses rails.
Vous ne pouvez, pas plus que le voyageur ferroviaire, vous arrêter à l’improviste et vous devez,
tout comme dans un train, avancer à une vitesse déterminée par d’autres. En somme, la bagnole
a tous les désavantages du train – plus quelques-uns qui lui sont spécifiques : vibrations,
courbatures, dangers de collision, nécessité de conduire le véhicule – sans aucun de ses
avantages.
Et pourtant, direz-vous, les gens ne prennent pas le train. Parbleu : comment le prendraient-ils ?
Avez-vous déjà essayé d’aller de Boston à New York en train ? Ou d’Ivry au Tréport ? Ou de
Garches à Fontainebleu ? Ou de Colombes à L’Isle-Adam ? Avez-vous essayé, en été, le samedi
ou le dimanche ? Eh bien ! essayez donc, courage ! Vous constaterez que le capitalisme
automobile a tout prévu : au moment où la bagnole allait tuer la bagnole, il a fait disparaître les
solutions de rechange : façon de rendre la bagnole obligatoire. Ainsi, l’Etat capitaliste a d’abord
laissé se dégrader, puis a supprimé, les liaisons ferroviaires entre les villes, leurs banlieues et
leur couronne de verdure. Seules ont trouvé grâce à ses yeux les liaisons interurbaines à grande
vitesse qui disputent aux transports aériens leur clientèle bourgeoise. […]
Alors, la partie est-elle perdue ? Non pas ; mais l’alternative à la bagnole ne peut être queglobale. Car pour que les gens puissent renoncer à leur bagnole, il ne suffit point de leur offrir
des moyens de transport collectifs plus commodes : il faut qu’ils puissent ne pas se faire
transporter du tout parce qu’ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur ville
à l’échelle humaine, et qu’ils prendront plaisir à aller à pied de leur travail à leur domicile – à pied
ou, à la rigueur, à bicyclette. Aucun moyen de transport et d’évasion rapide ne compensera
jamais le malheur d’habiter une ville inhabitable, de n’y être chez soi nulle part, d’y passer
seulement pour travailler ou, au contraire, pour s’isoler et dormir.
« Les usagers, écrit Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à
aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. »
Mais, précisément, pour pouvoir aimer « son territoire », il faudra d’abord qu’il soit rendu
habitable et non pas circulable : que le quartier ou la commune redevienne le microcosme
modelé par et pour toutes les activités humaines, où les gens travaillent, habitent, se détendent,
s’instruisent, communiquent, s’ébrouent et gèrent en commun le milieu de leur vie commune.
Comme on lui demandait une fois ce que les gens allaient faire de leur temps, après la
révolution, quand le gaspillage capitaliste sera aboli, Marcuse répondit : « Nous allons détruire
les grandes villes et en construire de nouvelles. Ça nous occupera un moment. » […]
Entre-temps, que faire pour en arriver là? Avant tout, ne jamais poser le problème du transport
isolément, toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la
compartimentation que celle-ci a introduite entre les diverses dimensions de l’existence : un
endroit pour travailler, un autre endroit pour « habiter », un troisième pour s’approvisionner, un
quatrième pour s’instruire, un cinquième pour se divertir. L’agencement de l’espace continue la
désintégration de l’homme commencée par la division du travail à l’usine. Il coupe l’individu en
rondelles, il coupe son temps, sa vie, en tranches bien séparées afin qu’en chacune vous soyez
un consommateur passif livré sans défense aux marchands, afin que jamais il ne vous vienne à
l’idée que travail, culture, communication, plaisir, satisfaction des besoins et vie personnelle
peuvent et doivent être une seule et même chose : l’unité d’une vie, soutenue par le tissu social
de la commune.
AUCUN MOYEN DE TRANSPORT ET D’ÉVASION RAPIDE NE COMPENSERA JAMAIS LE
MALHEUR D’HABITER UNE VILLE INHABITABLE.